Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/89

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pas se laisser consterner par les atteintes imprévues du sort. Pensez que c’est le destin des hommes d’être trompés par les événemens ; que les braves gens restent toujours les mêmes par le cœur, et qu’avec du courage on ne s’excuse pas sur son inexpérience pour se donner le droit de montrer de la faiblesse. Vous êtes moins au-dessous des ennemis par votre défaut d’expérience qu’au-dessus d’eux par votre audace. La science qu’ils ont acquise est ce qui vous donne le plus de crainte. Par elle, en effet, si elle était accompagnée du courage, ils pourraient, dans le péril, se rappeler ce qu’ils ont appris, et en faire un bon usage ; mais sans la valeur toute la science ne peut rien contre le danger, car la crainte frappe la mémoire de stupeur, et l’art sans courage n’est d’aucun secours.

« À ce que les Athéniens ont de plus en expérience, opposez ce que vous avez de plus en bravoure ; et à la crainte que vous inspire votre défaite, l’idée que vous étiez mal préparés. Vous avez pour vous le grand nombre de vaisseaux, et l’avantage de combattre près d’une côte qui vous appartient, et près de votre armée de terre. La victoire est ordinairement du parti le plus nombreux et le mieux fourni des choses nécessaires. A peser toutes les circonstances, il est probable que nous ne serons pas vaincus, et nos premières fautes vont nous servir d’utiles leçons. Pilotes et matelots, que chacun de vous suive, avec une valeureuse confiance, les ordres de ses chefs, sans quitter la place qui lui sera marquée. Nous allons vous préparer, avec le même zèle que vos premiers commandans, l’occasion d’en venir aux mains, et nous ne fournirons à personne le prétexte de manquer de courage. Si quelqu’un de vous se conduit en lâche, il subira la peine due à sa faute ; et les hommes de cœur honorés recevront les récompenses que méritera leur vertu. »

LXXXVIII. Ce fut par de tels discours que les commandans animèrent le courage des Péloponnésiens. Phormion ne craignait pas moins le découragement de ses soldats : il n’ignorait pas qu’ils formaient des rassemblemens et que le nombre des vaisseaux ennemis leur inspirait de l’épouvante. Il crut devoir les encourager, les rassurer et leur donner les conseils que dictait la circonstance. Dès auparavant, il avait pris l’habitude de leur parler en toute occasion, et il avait si bien préparé d’avance leurs esprits, qu’il ne pouvait survenir une flotte assez formidable pour les empêcher de l’attendre. D’ailleurs, depuis long-temps, ses soldats avaient conçu d’eux-mêmes une si haute opinion, qu’ils ne croyaient pas que des Athéniens pussent reculer devant des vaisseaux du Péloponnèse, quel que pût en être le nombre. Comme il les vit cependant consternés à l’aspect de leurs ennemis, il crut devoir les rappeler à leur première valeur. Il les fit assembler, et leur parla ainsi :

LXXXIX. « Soldats, je me suis aperçu que le nombre de vos ennemis vous causait de l’effroi, et je vous ai convoqués pour ne pas vous laisser de crainte sur ce qui n’a rien de redoutable. D'abord, c’est pour avoir été déjà vaincus, et parce qu’eux-mêmes ne se regardent pas comme vos égaux, qu’ils ont rassemblé tant de vaisseaux, sans oser se mesurer contre vous à forces égales. Ensuite, ce qui leur donne surtout la confiance de s’avancer, comme s’ils avaient seuls le privilège du courage, ce qui seul leur inspire de l’audace, c’est leur expérience de la guerre de terre. Comme ils y ont eu le plus souvent l’avantage, ils pensent que sur mer ils n’auront pas moins de succès. Mais vous devez d’autant plus compter sur la supériorité dans les actions maritimes, qu’ils en jouissent dans les combats de terre : car ce n’est assurément pas en courage qu’ils l'emportent sur vous ; mais plus les uns et les autres nous avons d’habileté dans une partie, et plus nous avons d’audace. Les Lacédémoniens, à qui leur réputation donne le commandement sur les alliés, conduisent des gens qui, la plupart, ne marchent au danger que par force, puisque d’eux-mêmes, sans doute, après leur défaite, ils ne s’exposeraient pas une seconde fois à un combat naval. Ne craignez donc pas leur valeur. Vous leur causez bien plus de crainte qu’ils ne peuvent vous en inspirer, et avec bien plus de raison, puisque vous les avez vaincus, et qu’ils pensent qu’en vous présentant devant eux, vous êtes bien décidés à faire de grandes choses. Des ennemis qui ont pour eux, comme ceux-ci, l’avantage du nombre, ont bien plus de confiance dans leurs forces que dans leur habileté ; mais ceux qui, bien inférieurs, et sans y être forcés, osent se mesurer contre eux, ont quelque grande pensée qui leur donne de l’assurance. Tels sont les raisonne-