Page:Tinayre (Doré) - Les Chaussons bleus, paru dans Le Monde Illustré, 27-08-1892.djvu/3

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

C’était un très jeune et très nouveau ménage, un ménage d’oiseaux, hier en plein étourdissement de bonheur, éperdu, oublieux, enivré d’aimer et de vivre — plus grave et plus tendre aujourd’hui, préparant le nid des futures couvées.

Ils s’aimaient… oui, ils s’aimaient bien. De leur existence ancienne rien dans leur mémoire ne survivait. Ils s’étaient rencontrés un soir de fête, ils s’étaient épousés un jour de soleil ; longtemps, ils avaient promené leur jeune idylle en des régions merveilleuses où la mer bleue frissonne et chante sur des sables d’or. Ces quelques mois étaient toute leur vie : l’avant n’existait pas… l’après… qu’importe ? Une brume lumineuse était sur le passé, sur l’avenir, sur le reste du monde.

Mais voilà qu’en leur ciel radieux une toute petite étoile — non point semblable aux astres mélancoliques du soir — une claire étoile d’aube allait se lever, invisible encore, mais réelle et dont ils salueraient bientôt l’avènement. Leur félicité, leur amour s’incarneraient en un être vivant qui serait eux-mêmes, né d’eux-mêmes. La petite épouse ne se parait plus des neuves robes qui moulaient sa taille de leurs étroits fourreaux de satin. Dans ses blanches draperies flottantes, sa pâleur même et le bistre de ses paupières l’embellissaient d’un charme touchant. Le grand mystère de la maternité s’accomplissait en cette enfant si jeune, si faible, petite fille de l’an dernier à peine femme maintenant ; et le mari pensif, le cœur parfois serré d’un vague trouble, sentait grandir en lui une tendresse nouvelle, attendrie de pitié et de respect.