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Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/30

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Hellé

quise ; mais elle est femme comme les Muses, comme Athéné. Parce qu’elle sait penser et comprendre, faut-il conclure qu’elle ne saura pas aimer ? Elle aimera autant qu’une autre, mieux qu’une autre, mais d’un clairvoyant et fier amour. Et, si l’amour la déçoit, elle ne descendra pas au rang de ces âmes inquiètes qui vont quêtant d’homme en homme l’aumône d’une dégradante illusion ; elle se retirera, intacte, dans le refuge que je lui ai préparé ; aussi ne redoutai-je plus pour elle ces influences féminines que j’ai soigneusement écartées de son adolescence. Elle n’en retiendra que la délicieuse douceur, et ni votre exemple, ni vos conseils ne pourraient l’incliner au mysticisme ou à la sentimentalité.

— Ne dites pas de mal de la sentimentalité, monsieur. Je sais bien qu’elle n’est plus en vogue et qu’elle se réfugie en province, dans les âmes simples des pensionnaires qui ne sont pas encore modernes, ou dans les âmes résignées d’aïeules qui ne le sont plus. Assurément on peut rire de la petite fleur bleue, mais elle a parfumé bien des existences prosaïques. On l’arrache trop facilement aujourd’hui. Croyez-moi, le meilleur asile pour les hommes comme pour les enfants, ce n’est pas les bras virils de nos sportswomen raisonneuses, mais bien le sein de la maman, de l’épouse à la vieille mode, celle qui sait compatir parce qu’elle a souffert.

— Je ne connais point ces sportswomen dont vous parlez, fit M. de Riveyrac, et je ne les veux point connaître. J’ai rencontré par les rues des êtres bizarres qui chevauchaient des véhicules d’acier. Ils m’ont fait horreur. J’estime que la marche, la course, une gymnastique rationnelle suffisent à former les beaux corps. Voyez comme ma nièce est robuste dans sa souple élégance. C’est qu’elle a grandi en liberté, exerçant ses membres autant que son esprit. Mais ce n’est point là la sportswoman. Pour en revenir à la sentimentalité, madame, je vous dirai que j’en ai éprouvé l’effet, car ma mère était une de ces belles rêveuses de 1820, une de ces femmes à écharpe, à grands sentiments, à poétiques mélancolies. Elle avait pétri ma sœur à son image ; mais, trouvant en moi une ferme raison, une solide énergie et des passions concentrées, elle me méconnut parfois, cruellement. Je n’ai gardé nulle rancune à sa mémoire, mais je me souviens que ce goût malheureux de l’émotion excessive et de l’attendrissement à propos de tout et de rien me gâta ma jeunesse et fit un enfer de notre intérieur. Mon père admirait la sensibilité de sa femme, et toute la famille me considérait comme un égoïste, un jacobin à cœur de roche. Mon refus de devenir prêtre aggrava le malentendu… Ah ! madame, quand j’ai dû, à mon tour, élever une jeune âme, j’ai fait serment de ne point l’énerver et de la dissoudre dans ce bain tiède de la sentimentalité. Je l’ai trempée dans les fécondes eaux de la vérité et de la sagesse. Hellé ne s’attendrira pas à tout propos ; mais elle n’amollira pas l’énergie de son mari : elle élèvera une race vraiment virile. Tandis que vos tremblantes ingénues seront la proie éternelle des don Juans, elle sera capable d’amour héroïque et d’héroïque abnégation.

— Telle qu’elle est, je l’aime, répondit madame Marboy. Cette forte éducation, qui me fait un peu peur, ne lui a point enlevé sa grâce, et puisque Hellé est bonne, simple et heureuse, il faut convenir, monsieur, que vous avez raison.


VII


Je m’attachai rapidement à madame Marboy, et bientôt notre sympathie devint une sérieuse affection. Je me plus à passer des journées entières dans le petit salon douillet, aux meubles pâles, aux tentures citron, que parfumaient des roses de Nice. Madame Marboy, toujours vêtue de gris ou de mauve, une dentelle sur les cheveux, se tenait à l’angle de la cheminée, tout près d’une frêle table à ouvrage. Quand des visiteurs arrivaient, je préparais moi-même les tasses de thé et les friandises, que j’offrais comme eût fait la fille de la maison. Les amis de ma-