Page:Tinayre - La Maison du péché, 1941.djvu/18

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— Jardinière, lingère, cuisinière, femme de chambre… Mme Angélique dépense tous ses revenus en charités : elle ne peut pas avoir plusieurs domestiques. Il y a une femme qui m’aide pour la lessive, et un homme qui fait quelquefois les gros travaux. »

Elle se releva, serrant dans ses mains noueuses les pans de son tablier plein de feuilles et de fleurs. Une mèche, échappée de son bonnet, glissait le long de sa tempe et se tordait comme une vipère d’argent. Un anneau, pendant à son oreille gauche, retenait une petite turquoise, et le bleu pur de la pierre paraissait plus bleu contre la joue brune.

Haute, maigre, avec ses yeux jaunes dont la paupière ne clignait pas, elle avait l’inhumaine majesté des Sibylles. Gardienne des herbes-fées, maîtresse des philtres et des baumes, elle paraissait vraiment une sorcière surprise par le matin et conservant dans sa forme féminine quelque chose des métamorphoses de la nuit. Allait-elle prendre racine parmi les belladones, ou s’envoler, vers les ruines, sur des ailes de hibou ?

« Je vais réveiller mon fieu. C’est la dernière fois… Ce soir, il couchera dans la chambre que j’ai arrangée à l’ancienne mode avec les meubles qui étaient dans le grenier du pavillon. Au revoir, monsieur le précepteur.

— Au revoir, Jacquine. »

Forgerus remonta la terrasse et trouva une porte de sortie, derrière le pavillon. En quelques pas il fut dans le jardin municipal, près de la vieille tour du Xe siècle, masse éventrée sous le lierre arborescent. Au loin, s’élevait l’autre tour, en briques rouges, crénelée, percée de fenêtres en ogive. À travers les ormes et les châtaigniers, on découvrait, tout en bas, la campagne immense, les foins bottelés, les pommiers au milieu des champs, les platanes rangés au bord des routes, et les lignes vertes des haies qui descendent sur la déclivité du plateau.

Une allée tournante conduisit Forgerus jusqu’à la ruelle qu’il avait suivie, la veille, au crépuscule. Il passa sous la porte Bordier. Les bourgeois à leur fenêtre, les marchandes accroupies autour de la fontaine et devant le portail de l’église, un bonhomme en pantalon blanc, coiffé d’un panama, une femme qui revenait de la messe, les mains jointes sous sa pèlerine, les maisons inégales, les boutiques pauvres, les enseignes naïves, rappelaient à Forgerus les décors provinciaux et les personnages de Balzac.