Page:Tinayre - La Rancon.djvu/83

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elle savourait la douceur de l’ancien baiser, la caresse de la bouche d’Étienne sur sa joue. « Ô bonheur d’aimer qui vous aime ! » songeait-elle en évoquant le visage de son ami appuyé aux vitres du wagon, indifférent au défilé des paysages et aux aspects changeants du ciel. Le train siffle, crache sa fumée en tourbillons, perce les collines, bondit dans les vallées, fuit à travers l’infini des plaines emportant Étienne vers celle qui l’attend. Qu’il glisse sur l’acier des rails, qu’il se précipite, que la terre tremble sous la course du monstre affolé ! Étienne arrive, pâle encore d’avoir contemplé un tombeau. Il se penche à la portière. Déjà sous le ciel terni de vapeurs, dans l’air pesant, les hautes cheminées de la cité d’enfer apparaissent ; le vent qui bat ses cheveux lui apporte la clameur continue et formidable, le rauque grondement de Paris. Le train avance, il s’arrête. Des hommes aux vêtements souillés s’agitent sur la voie, avec des faces blêmes, des gestes de démons. Au seuil de la ville, Étienne retrouve le cauchemar du travail et de la misère ; il songe au cauchemar de sa vie, à l’effort stérile, à la solitude de son âme parmi les milliers d’indifférents… Et, tout à coup, le bonheur, l’amour, la jeunesse se dressent devant lui pour le recevoir…