Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 2.djvu/349

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négresses. Il en avait eu plusieurs enfants qui, en venant au monde, étaient devenus esclaves de leur père. Plusieurs fois celui-ci avait songé à leur léguer au moins la liberté, mais des années s’étaient écoulées avant qu’il pût lever les obstacles mis à l’affranchissement par le législateur. Pendant ce temps, la vieillesse était venue, et il allait mourir. Il se représentait alors ses fils traînés de marchés en marchés, et passant de l’autorité paternelle sous la verge d’un étranger. Ces horribles images jetaient dans le délire son imagination expirante. Je le vis en proie aux angoisses du désespoir, et je compris alors comment la nature savait se venger des blessures que lui faisaient les lois.

Ces maux sont affreux, sans doute ; mais ne sont-ils pas la conséquence prévue et nécessaire du principe même de la servitude parmi les modernes ?

Du moment où les Européens ont pris leurs esclaves dans le sein d’une race d’hommes différente de la leur, que beaucoup d’entre eux considéraient comme inférieure aux autres races humaines, et à laquelle tous envisagent avec horreur l’idée de s’assimiler jamais, ils ont supposé l’esclavage éternel ; car, entre l’extrême inégalité que crée la servitude et la complète égalité que produit naturellement parmi les hommes l’indépendance, il n’y a point d’état intermédiaire qui soit durable. Les Européens ont senti vaguement cette vérité, mais sans se l’avouer. Toutes les fois qu’il s’est agi des nègres, on les a vus obéir tantôt à leur intérêt ou à leur orgueil, tantôt à leur pitié. Ils ont violé envers le noir tous les