Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol2.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle est malheureusement accouchée d’un garçon et nous n’avions pas de pain, on mangeait à peine, notre père ; il y avait un travail pressé, elle a perdu son lait. C’était le premier enfant ; nous n’avions pas de vache, et puis est-ce notre affaire, à nous paysans, de nourrir au biberon ? La bêtise des femmes est connue et celle-ci était attristée encore plus. Quand le gamin mourut, de chagrin elle a crié, hurlé, gémi, et la misère et le travail vont de pis en pis ; elle s’est tant affaiblie pendant l’été, la pauvre, que vers l’Intercession de la sainte Vierge elle-même est morte. C’est lui qui l’a tuée, la canaille — s’adressa-t-elle de nouveau à son fils, avec une colère désespérée… — Que voulais-je demander à Votre Excellence ? — continua-t-elle après un court silence en baissant la voix et en saluant.

— Quoi ? — demanda distraitement Nekhludov, ému par ce récit.

— C’est un paysan encore jeune. De moi on ne peut plus attendre de travail, aujourd’hui je suis vivante, demain je mourrai. Que deviendra-t-il sans femme ? Ce ne sera pas un travailleur pour toi. Songe donc à quelque chose pour nous, notre père.

— C’est à-dire que tu veux le marier ? Hein ? C’est à voir !

— Fais-nous cette grâce divine. Vous êtes notre père et notre mère.

Et faisant signe à son fils, tous deux ensemble se prosternèrent devant le maître.