Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol3.djvu/348

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les ombres allongées des maisons, des arbres, des haies tombaient gracieusement sur la route claire, poudreuse… Dans la rivière les grenouilles sonnaient[1] sans interruption. Dans les rues, on entendait tantôt des pas hâtifs et des conversations, tantôt le galop d’un cheval. Du faubourg, arrivaient de temps en temps les sons de l’orgue de barbarie, tantôt « Soufflent les Vents, » tantôt une « Aurora Walzer. »

Je ne dirai pas quelles étaient mes pensées : premièrement parce que j’aurais honte d’avouer les idées noires qui assaillaient mon âme tandis que je ne voyais autour de moi que gaîté et joie, et deuxièmement, parce que ce n’est point dans l’ordre de mon récit. J’étais si pensif que je ne remarquai pas que la cloche avait sonné onze heures et que le général et sa suite étaient passés devant moi.

L’arrière-garde était encore dans les portes de la forteresse. Sur le pont, j’eus peine à me frayer un chemin parmi les canons, les caissons et les charrettes de la Compagnie qui s’y entassaient et les officiers qui bruyamment donnaient des ordres. Ayant franchi les portes, au trot, à la distance d’une verste, je courus le long des troupes qui s’allongeaient et s’avançaient en silence dans

  1. Au Caucase, les grenouilles émettent des sons qui n’ont rien de commun avec le coassement des grenouilles en Russie. (Note de l’Auteur.)