Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol5.djvu/267

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— Eh bien, dites-moi la vérité, — dis-je. Mais soudain, j’eus peur de sa réponse. — Non, il ne faut pas, — ajoutai-je.

— Si j’ai aimé auparavant, hein ? — dit-il, devinant aussitôt ma pensée. — Je puis vous le dire. Non, je n’ai pas aimé, jamais je n’éprouvai rien de pareil à ce sentiment… — Mais tout à coup, comme au souvenir d’une vision pénible : — Non, même ici, il me faut votre cœur pour avoir le droit de vous aimer, — dit-il tristement. — Alors, ne fallait-il pas réfléchir, avant de dire : « Je vous aime ! » Qu’est-ce que je vous donne ? l’amour, c’est vrai.

— Est-ce peu ? — lui dis-je, en le regardant dans les yeux.

— C’est peu, mon amie, pour vous c’est peu, — continua-t-il. — Vous avez la beauté et la jeunesse ! Maintenant, il arrive souvent que le bonheur m’empêche de dormir la nuit, et je songe à notre vie ensemble. J’ai beaucoup vécu, il me semble que j’ai trouvé ce qui est nécessaire au bonheur : la vie douce, isolée, dans notre campagne retirée, avec la possibilité de faire du bien aux hommes ; tâche facile, car ils n’y sont pas habitués. Ensuite le travail, un travail qui donne quelque profit, puis le repos, la nature, les livres, la musique, l’amour du prochain, je ne rêvai jamais un plus grand bonheur. Et ici, en plus de tout cela, une amie telle que vous, peut être de la famille et tout ce que l’homme peut désirer.