Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol5.djvu/328

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sans le regarder, presqu’en courant, je rejoignis L.-M… Nous nous installâmes en voiture. C’est seulement alors que je le regardai. Il avait ôté son chapeau et, en souriant, demandait quelque chose. Il ne comprenait pas cette indescriptible honte que j’éprouvais pour lui en ce moment.

Ma vie me semblait si malheureuse, l’avenir si désespéré, le passé si noir ! L.-M… me disait quelque chose, mais je ne comprenais pas ses paroles. Il me semblait qu’elle me causait seulement par compassion, pour cacher le mépris que je lui inspirais. Dans chaque mot, dans chaque regard, je sentais ce mépris et cette feinte blessante. Le baiser, comme la honte, brûlait ma joue ; la pensée de mon mari et de mon enfant m’était insupportable.

Restée seule dans ma chambre j’espérais réfléchir à ma situation, j’étais effrayée d’être seule. Je n’achevai pas de boire le thé qu’on m’avait servi, et ne sachant moi-même pourquoi, avec une hâte fiévreuse, je me préparai à partir pour Heidelberg, chez mon mari, par le train du soir. Quand, avec la femme de chambre je m’assis dans le wagon vide, et quand le train s’ébranla, que l’air frais m’arriva par la portière, je commençai à me ressaisir, à me représenter plus clairement mon passé et mon avenir. Toute ma vie, après mon mariage, depuis le jour de notre arrivée à Saint-