Page:Tolstoï - Œuvres complètes vol1.djvu/152

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cœur, d’un rire sonore, harmonieux et absolument séduisant. Sa beauté originale me frappa du premier coup. Un attrait irrésistible m’entraîna vers lui ; le voir suffisait à mon bonheur, et pendant un certain temps, toutes les forces de mon âme furent consacrées à ce désir ; quand il m’arrivait de passer deux ou trois jours sans le voir, je commençais à m’ennuyer, et je devenais triste à pleurer. Tous mes rêves, dans le sommeil ou dans la veille, étaient de lui. En me couchant, je désirais le voir dans le sommeil ; quand je fermais les yeux, je le voyais devant moi et je caressais cette vision avec le plus grand plaisir ; à personne au monde je ne me serais décidé à confier ce sentiment qui m’était si cher. Peut-être parce qu’il lui était désagréable de toujours sentir peser sur lui mes yeux inquiets, ou peut-être parce qu’il n’éprouvait pour moi aucune sympathie, il préférait jouer et causer avec Volodia qu’avec moi. Mais j’étais quand même content, je ne désirais rien, je n’exigeais rien, et j’étais prêt à sacrifier tout pour lui. Outre l’attrait passionné qu’il m’inspirait, sa présence excitait en moi, à un degré non moins vif, un autre sentiment : la peur de l’attrister, de le froisser par quelque chose, de lui déplaire. Peut-être à cause de l’expression hautaine de son visage, ou que, méprisant mon visage, j’appréciais beaucoup trop chez les autres les privilèges de la beauté, ou — ce qui est plus sûr,