Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/373

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de la part de Besoukhow ?… Et mon enfant qui jusqu’à présent encore n’en dit jamais de mal ? C’est sur mon garçon que sont retombées leurs folies de Pétersbourg !… Besoukhow n’en a pas souffert. Mon fils vient d’avoir de l’avancement, c’est vrai, mais aussi où trouverez-vous, je vous le demande, un brave comme lui ?… Quant à ce duel,… y a-t-il l’ombre d’honneur chez ces gens-là ?… On sait qu’il est fils unique, et on le provoque, et on tire tout droit sur lui ?… Enfin, heureusement que Dieu l’a sauvé !… Et la raison de tout cela ?… Qui donc, de nos jours, n’a pas une intrigue, et qu’y faire si Besoukhow est un mari jaloux ? Sans doute il aurait pu le montrer plus tôt, mais voilà un an que cela dure, et il le provoque avec l’idée que Fédia s’y refuserait, parce qu’il lui doit de l’argent ! Quelle vilenie, quelle lâcheté ? Je vous aime, vous, de tout mon cœur, parce que vous avez compris mon Fédia, et il y a si peu de personnes qui lui rendent justice, malgré sa belle âme. »

Dologhow, de son côté laissait échapper des phrases qu’on n’aurait jamais attendues de lui :

« On me croit méchant, disait-il à Rostow, mais cela m’est bien égal ! Je ne tiens à reconnaître que ceux que j’aime, et pour ceux-là je donnerais ma vie : quant aux autres, je les foulerai aux pieds, si je les trouve sur mon chemin ; j’adore ma mère, j’ai deux ou trois amis, toi surtout. Quant aux autres, ils n’attirent mon attention qu’autant qu’ils peuvent m’être utiles ou nuisibles, et presque tous sont nuisibles, à commencer par les femmes… Oui, mon ami, j’ai connu des hommes à l’âme noble, élevée, tendre, mais les femmes ! Comtesse ou cuisinière, elles se vendent toutes, sans exception. Cette pureté céleste, ce dévouement que je cherche dans la femme, je ne l’ai jamais trouvé. Ah ! si j’avais rencontré la femme rêvée, j’aurais tout sacrifié pour elle, mais les autres !… il fit un geste de mépris. Et te l’avouerai-je, je ne tiens à l’existence que parce que j’espère rencontrer un jour cet être idéal, qui m’élèvera, m’épurera et me régénérera… mais tu ne comprends pas ça, toi ?

— Au contraire, je te comprends parfaitement, » répliqua Rostow, qui était de plus en plus sous le charme de son nouvel ami.


La famille Rostow revint en automne de la campagne. Denissow reparut également bientôt après, et s’installa chez eux. Ces premiers mois de l’hiver de 1806 à 1807 furent, pour