Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/374

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Rostow et sa famille, pleins de gaieté et d’entrain. Nicolas amenait dans la maison de ses parents beaucoup de jeunes gens qui y étaient attirés par Véra, belle personne de vingt ans, par Sonia, dont les seize ans avaient tout le charme d’une fleur à peine éclose, et par Natacha, chez qui l’espièglerie de l’enfant s’unissait aux séductions de la jeune fille. Chacun d’eux subissait plus ou moins l’influence de ces visages souriants, débordants de bonheur, et ouverts à toutes les impressions. Témoins de leur babillage décousu et joyeux, pétillant d’imprévu, débordant de vie, d’espérances naissantes, mêlés à cette agitation entraînante d’où partaient, comme des fusées, leurs essais de chant et de piano, abandonnés, repris, selon le caprice du moment, ils se sentaient à leur tour pénétrés et envahis par cette atmosphère toute chargée d’amour, qui, comme ces jeunes filles, les disposait à un bonheur confusément entrevu.

Tels étaient les effluves magnétiques qui émanaient naturellement de toute cette jeunesse, lorsque Dologhow fut présenté dans la maison de Rostow. Il plut à tous, sauf à Natacha, qui avait été sur le point de se brouiller avec son frère à cause de lui, car elle soutenait qu’il était méchant, et que dans le duel avec Dologhow, Pierre avait eu raison, que Dologhow était coupable, et de plus désagréable et affecté.

« Il n’y a rien à comprendre ! s’écriait Natacha avec une obstination volontaire, il est méchant, il n’a pas de cœur ! Quant à ton Denissow, je l’aime ! C’est un mauvais sujet, c’est possible, et pourtant je l’aime !… C’est pour te dire que je comprends ! Tout est calculé chez l’autre, et c’est ce que je n’aime pas !

— Oh ! Denissow, c’est autre chose, répondit Rostow en ayant l’air de donner à entendre que celui-là ne pouvait être comparé à Dologhow. — Son âme si belle !… Il faut le voir avec sa mère… quel cœur !

— Je ne puis pas en juger, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne suis pas à mon aise avec lui !… Et il est amoureux de Sonia, sais-tu ?

— Quelle folie !

— J’en suis sûre, tu verras ! »

Natacha avait raison. Dologhow, qui n’aimait pas la société des dames, venait souvent néanmoins, et l’on eut bientôt découvert, sans qu’il en fût dit un mot, qu’il était attiré par Sonia. Celle-ci ne l’aurait jamais avoué, bien qu’elle l’eût