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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/98

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effroyable, un cri exprimant une telle terreur, que je ne l’oublierai jamais, vivrais-je cent ans, et que, lorsque j’y pense, j’en ai encore le frisson. Je relevai la tête ; la paysanne était montée sur le tabouret, à côté de la bière, et s’efforçait de retenir la petite fille, qui se débattait, se rejetait en arrière avec une expression d’épouvante et regardait le cadavre avec des yeux dilatés, en poussant des hurlements effroyables. Je jetai un cri encore plus effroyable, je crois, que les siens, et je m’enfuis à toutes jambes hors de la salle.

Je ne compris qu’à ce moment d’où venait l’odeur lourde et prononcée qui se mêlait à l’odeur de l’encens et remplissait la chambre ; l’idée que ce visage, si beau et si aimable quelques jours auparavant, le visage de ce que j’aimais le mieux au monde, pouvait inspirer l’épouvante, me dévoila, pour ainsi dire, la cruelle vérité et remplit mon âme de désespoir.


XXIII

DERNIERS SOUVENIRS TRISTES


Maman n’était plus, et notre vie continuait à tourner dans le même cercle. Nous nous levions et nous nous couchions aux mêmes heures et dans les mêmes chambres. Le thé du matin, le thé du soir, le dîner, le souper, tout était comme par le passé. Les tables et les chaises étaient à leurs places habituelles. Rien n’était changé dans la maison et dans notre existence ; seulement elle n’y était plus…

Il me semblait qu’après un malheur pareil tout aurait dû changer, que notre train de vie accoutumé était une offense pour sa mémoire et faisait sentir trop vivement son absence.