Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/279

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mais Koseltzoff poursuivit son chemin au milieu, sans faire attention à ce conseil. C’étaient bien les mêmes rues, les mêmes éclairs plus fréquents, les mêmes sons et les mêmes gémissements, les mêmes rencontres de blessés, les mêmes batteries, parapets et tranchées, tels enfin qu’il les avait vus au printemps ; mais aujourd’hui l’aspect en était plus triste, plus sombre, on pourrait dire plus martial : un plus grand nombre de maisons étaient trouées, et il n’y avait plus de lumières aux fenêtres ; l’hôpital seul faisait exception. Plus de femmes dans la rue, et le caractère de la vie habituelle et insouciante imprimé autrefois sur toutes choses s’était effacé, remplacé par celui d’une attente anxieuse, fatiguée et d’efforts redoublés et incessants.

Voilà enfin la dernière tranchée : et un soldat du régiment de P… reconnaît son ancien chef de compagnie ; voilà le troisième bataillon, qu’on devine dans l’obscurité au murmure contenu des voix et au cliquetis des fusils placés contre le mur, et que la flamme des décharges éclaire à de rapides intervalles.

« Où est le commandant du régiment ? demanda Koseltzoff.

— Dans le blindage, chez les marins, Votre Noblesse, répondit l’obligeant soldat ; veuillez venir, je vous conduirai. »

Passant d’une tranchée dans l’autre, il amena Koseltzoff au fossé, où était assis un matelot fumant sa pipe ; derrière lui s’ouvrait une porte, à travers les fentes de laquelle brillait une lumière.

« Peut-on entrer ?

— Je vous annoncerai », et le matelot entra dans l’abri, où l’on entendait causer deux voix :

« Si la Prusse continue à garder la neutralité, alors, disait l’une, l’Autriche…

— Qu’est-ce que ça fait, l’Autriche, quand les peuples slaves…, disait l’autre. — Ah oui ! prie-le d’entrer », ajouta cette même voix.