Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/280

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Koseltzoff, qui n’avait jamais mis le pied dans ce logement blindé, fut frappé de son élégance : un parquet remplaçait le plancher, un paravent masquait la porte d’entrée ; dans un coin une grande icône représentant la sainte Vierge dans sa garniture d’or, éclairée par une petite lampe en cristal rose ; deux lits placés le long du mur, sur l’un desquels dormait tout habillé un marin ; sur l’autre, auprès d’une table chargée de deux bouteilles de vin entamées, était assis le nouveau chef du régiment et un aide de camp. Koseltzoff, qui n’était point timide et qui ne se sentait nullement coupable, ni envers l’État, ni envers le chef du régiment, éprouva pourtant, à la vue de ce dernier, son très récent camarade, une certaine appréhension. « C’est étrange, se dit-il en le voyant se lever pour l’écouter, il y a à peine sept semaines qu’il commande le régiment, et déjà dans sa tenue, dans son regard, dans ses vêtements perce le pouvoir. Y a-t-il longtemps que ce même Batritcheff s’amusait avec nous, portait pendant des semaines entières la même chemise en perse foncée et mangeait seul, sans jamais inviter personne, ses bitki[1] et ses varéniki[2], et maintenant on lit l’expression d’un orgueil plein de sécheresse dans ses yeux, qui me disent : Bien que je sois ton camarade, car je suis un chef de régiment de la nouvelle école, sois certain que je sais parfaitement que tu donnerais la moitié de ta vie pour être à ma place. »

« Vous vous êtes traité un peu longtemps ! lui dit froidement le colonel en le regardant.

— J’ai été malade, mon colonel, et ma plaie n’est pas encore tout à fait cicatrisée.

— Si c’est ainsi, pourquoi êtes-vous revenu ? » La corpulence de Koseltzoff inspirait à son chef de la défiance. « Pouvez-vous faire votre service ?

— Certainement, je le puis.

  1. Viande hachée.
  2. Plat petit-russien à la crème aigre.