Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/388

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un mot étrange et dur à la fois ; aujourd’hui, j’y reconnais un sens aussi juste que rempli d’humanité.

C’est assez l’ordinaire, en effet, chez les âmes ardentes et généreuses, que, vers l’âge d’homme, ce sentiment qui leur faisait ambitionner les hommages et les sympathies de la foule, change d’objet et cherche dans l’amour et l’estime d’une compagne ce qu’il désespère d’atteindre ailleurs. Bien des héros adolescents, déçus dans leurs rêves de gloire, ou naufragés dans leurs espérances d’immortalité, sont venus aborder au port d’une obscure et paisible union. Ils n’étaient point à plaindre. Rencontrer l’amour, se voir renaître, asseoir sa vieillesse au foyer domestique, c’est accomplir sa destinée, c’est tout au moins, parmi les biens précieux qui semblent promis à tous, avoir obtenu sa part. Mais entrevoir ces biens, les contempler répandus autour de soi, y aspirer de toute la force de son âme, et n’y pouvoir jamais atteindre ; mais vivre au milieu de ces jeunes filles dont la vue seule jette dans le cœur un irrésistible désir de possession, et se sentir exclu à toujours du bonheur de plaire et d’être aimé ; n’être pour toute femme qu’un monstre, dont l’hommage ne saurait être qu’insultant ou risible… ah ! c’est bien là être plus à plaindre que le dernier des misérables ; il y a bien de quoi comprendre pourquoi cet étranger dont je parlais tout à l’heure, en ne s’apitoyant pas et en passant outre, était un digne homme, humain et sensible au bon endroit.

Heureusement cette perspective d’un effroyable isolement ne se montre ni tout d’un coup ni comme certaine au malheureux qu’elle attend : et c’est ainsi, sans doute, qu’au lieu de se briser avec désespoir contre l’injuste rigueur du sort, il ploie par degrés et porte