Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/389

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jusqu’au bout le fardeau d’une vie sans douceurs. Quand mon ami entra dans le monde, bien que désabusé sur mille choses par une précoce expérience, il n’y apportait point l’idée que l’hommage d’un cœur comme le sien fût indigne d’être agréé, ni que la carrière du mariage dût lui être fermée comme celle du barreau et de la guerre. Toutefois, s’il se faisait des illusions à cet égard, il avait assez éprouvé de mécomptes pour se montrer timide, craintif auprès des femmes, pour ne vouloir plaire que par les agréments d’un esprit aimable et cultivé, sans jamais tenter de captiver par l’expression des sentiments vifs et trop réels dont son cœur était plein. Cette situation lui était un piége continuel. On le souffrait, on aimait son commerce, on le cherchait même, à la condition qu’il occupât toujours cette place ; mais lui, pour s’y tenir toujours, pour n’oser jamais provoquer ni hasarder un mot d’affection, ne pouvait que se consumer en efforts s’il y réussissait, ou s’attirer de barbares mortifications s’il laissait percer dans ses manières ou dans ses discours le moindre signe d’une tendre préférence.

J’étais alors son confident : il versait souvent des larmes. J’en savais la cause, mais je ne le provoquais point à me découvrir les blessures auxquelles je ne connaissais aucun remède ; et lui-même, par une sorte de répugnance qu’il éprouvait à remonter jusqu’à l’ignoble cause de ses souffrances, aimait mieux me laisser deviner ses maux que d’en parler ouvertement avec moi. Pourtant il lui arrivait de me dire : « Celle que j’adore est belle ; elle est aimable entre toutes !… mais, je te le jure, plutôt que de demeurer seul, je m’adresserais à la moins belle, à la moins aimable, si je savais que celle dont les autres ne veulent point pût