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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/101

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comme si tu voulais te mordre le coude. Tu te plains, tu as peur. »

Ce dernier reproche sembla le piquer au vif. Tout son orgueil monta comme un flot ; il se redressa, renversa la tête en arrière, avança le menton.

« Je ne suis pas de ceux, madame Natalia Nicolavna, dit-il d’un air farouche, qui se plaignent, qui ont peur… Je n’ai rien voulu de plus que vous exprimer mes sentiments comme à une bienfaitrice, à une personne que je respecte infiniment. Mais le Dieu tout-puissant (il leva la main au-dessus de sa tête) sait que le globe terrestre se brisera en morceaux avant que je manque à ma parole, ou que j’aie peur, ou que je regrette ce que j’ai fait. Et quant à mes filles, elles ne sortiront pas de l’obéissance dans tous les siècles des siècles. »

Ma mère se boucha les oreilles.

« Oh ! petit père, tu sonnes comme une trompette. Si tu es tellement sûr de ta lignée, grand bien leur fasse et à toi aussi ; mais tu me brises la tête. »

Kharlof s’excusa, poussa deux ou trois soupirs et se tut. Il ne s’anima plus jusqu’au moment du départ. Il disait qu’il redoutait surtout de mourir subitement, sans repentir ; qu’il voulait se faire une règle de ne plus se fâcher, car la colère gâte le sang et le fait monter à la tête. Puisqu’il avait renoncé à tout, à quoi bon se mettre en colère ? Que d’autres travaillent à leur tour ! que d’autres s’échauffent le sang !

Au moment de prendre congé de ma mère, il lui