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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/257

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L’Abandonnée.

Elle quitta l’appui de la fenêtre. Je lui barrai le chemin.

« Où allez-vous, Susanne Ivanowna ? Est-ce possible ? Écoutez donc comme l’orage hurle ! Et vous êtes si légèrement vêtue… Il y a si loin d’ici jusqu’à chez vous ! Permettez au moins que je fasse avancer un traîneau ou une voiture.

— C’est inutile. Je n’ai besoin de rien, » répondit-elle, et, m’écartant avec résolution, elle prit son manteau et son châle. « Pour l’amour de Dieu, ne me retenez pas ! ou je ne réponds de rien. Je sens que le vertige me monte à la tête. Un abîme, un abîme s’ouvre sous mes pieds… Ne m’approchez pas ! ne me touchez pas ! » Avec une hâte fiévreuse elle saisit sa mantille. « Adieu, adieu ! Oh ! mon pauvre, pauvre peuple ! Peuple de pèlerins sans repos, une malédiction éternelle pèse sur toi ! Marche, marche, jusqu’à l’abîme ! Mais personne ne m’a jamais aimée ; pourquoi devait-il, lui… » Tout d’un coup elle se tut. « Un pourtant, un seul m’a aimée, reprit-elle en se tordant les mains. Mais là aussi la mort, la mort impitoyable !… C’est mon tour à présent ! Ne me suivez pas ! s’écria-t-elle avec énergie, ne me suivez pas ! non ! »

Je restai abasourdi. Elle se précipita hors de la chambre, et un instant après j’entendis la lourde porte de la maison retomber en retentissant. Les vitres frémirent de nouveau sous les coups de la rafale.

Je ne repris possession de moi-même que peu à peu. La vie, alors, commençait seulement pour moi.