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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/276

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L’Abandonnée.

deux fois de suite : « Eh bien, petite mère, c’est là la journée de Saint-George ! »[1], et que ce furent ses dernières paroles. Mais je me refuse à le croire. Pourquoi aurait-il parlé russe dans un tel instant et surtout en de tels termes ?

Pendant deux semaines entières nous attendîmes l’arrivée du nouveau seigneur, Siméon Matveitch Koltowskoï. Ordre vint de ne rien changer, de ne toucher à rien, jusqu’à ce qu’il eût inspecté tout en personne. Meubles, armoires, tables, portes, furent soigneusement fermés et scellés. Chacun avait peur et vivait dans une attente anxieuse. Je devins tout à coup un personnage important, le plus important presque de la maison. On m’avait déjà donné du « mademoiselle » ; mais à présent ce mot semblait avoir gagné une nouvelle signification ; on le prononçait avec un accent particulier. On se disait en chuchotant : le vieux seigneur est mort si subitement qu’il n’a pas même eu le temps de faire appeler un prêtre, et depuis longtemps, bien longtemps, il n’avait pas été à confesse ; mais on ne peut pas savoir ; un testament est bien vite écrit. M. Ratsch aussi jugea utile de modifier sa conduite envers moi. Il n’affecta ni bonhomie ni bienveillance : il savait bien qu’il ne pouvait pas me donner le change ; seulement sa physionomie exprimait une humilité som-

  1. Dicton ironique datant du XVIe siècle, et rappelant aux paysans russes, par une allusion à la Saint-Georges (23 avril), la perte de leur ancienne liberté. Les Russes emploient volontiers ce dicton quand il leur arrive un désagrément imprévu. (N. du trad.)