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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/277

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L’Abandonnée.

bre, comme s’il m’eût dit : « Vois-tu, je me soumets ! » Tous cherchèrent un appui en moi, tous me firent la cour et s’efforcèrent de m’obliger… Moi seule je ne savais pas quelle contenance tenir ; cela m’étonnait de voir ces gens ne pas comprendre à quel point ils m’offensaient. Enfin Siméon Matveitch arriva.

Siméon Matveitch, ayant dix ans de moins que son frère, avait toujours suivi des voies différentes. Il occupait une haute position à Saint-Pétersbourg dans le service de l’État. Il avait été marié, était devenu veuf de bonne heure et n’avait qu’un fils. Ses traits rappelaient ceux de son aîné ; mais il était plus petit, plus robuste, avec une tête ronde et chauve, des yeux aussi clairs et aussi noirs, mais très-mobiles, des lèvres rouges et épaisses. Contrairement à son frère, qu’il exaltait jusqu’à la dignité de philosophe français, mais qu’il qualifiait quelquefois aussi d’original, Siméon Matveitch parlait toujours russe ; il s’exprimait à haute voix et causait volontiers ; il riait en fermant les yeux, et en imprimant à son corps des saccades désagréables, comme s’il eût été secoué par la méchanceté. Il s’occupa sans délai et activement des affaires, examina tout par lui-même, et exigea d’un chacun des comptes détaillés. Dès le premier jour de son arrivée, il invita le prêtre avec son clergé, ordonna un office à domicile et fit asperger d’eau bénite la maison entière de la cave au grenier pour en bannir « l’esprit jacobin et voltairien », selon son expression. Dès la première