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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/300

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L’Abandonnée.

mes forces, je lui portai un coup en pleine poitrine. Il chancela, fit entendre un cri de frayeur caduque, et faillit tomber à la renverse. La langue humaine n’a pas de mots pour dire à quel degré il me sembla odieux, laid et méprisable. Toute espèce de crainte s’était évanouie en moi.

« Allez-vous-en ! vieillard affreux, » m’écriai-je. Allez-vous-en, monsieur Koltowskoï, gentilhomme de vieille noblesse ! Dans mes veines aussi il y a de votre sang, du sang des Koltowskoï, et je maudis le jour et l’heure où il commença d’y couler !

— Comment ?… Qu’est-ce que tu dis ? Quoi ? » bégaya Siméon Matveitch d’une voix étouffée. « Tu oses, à l’instant même où je te prends sur le fait… où tu allais avec Michka[1]… Comment ? comment ? comment ? »

Je ne pus plus me contenir… Un désespoir qui ne connaît plus de ménagements m’avait saisie.

« Et vous, vous le frère… le frère de votre frère, vous avez osé… vous avez eu le front… Mais pour qui m’avez-vous donc prise ? Êtes-vous si aveugle que vous ne vous soyez pas aperçu depuis longtemps du dégoût que vous m’inspirez ? Vous avez eu l’impudence d’employer le mot « proposition ! » Laissez-moi sortir ! tout de suite ! »

Je me dirigeai vers la porte.

« Ah ! c’est comme ça ! Voilà comme tu retrouves l’usage de ta langue ! » balbutia dans sa colère

  1. Diminutif méprisant de Michaël. (N. du trad.)