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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/31

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percevais qu’une masse de cheveux en désordre, retombant sur son front, de grosses lèvres tordues et des yeux presque blancs. J’allais lui adresser la parole quand je me rappelai l’injonction de Mastridia, et je n’ouvris pas la bouche. L’homme me regardait toujours fixement, et moi je le regardais de même, quand, chose étrange, tout d’un coup, je me sentis saisi par un mouvement de peur, et, involontairement docile à la leçon qui m’avait été faite, je me mis à penser à mon vieux précepteur. Toujours mon homme était devant la porte, respirant péniblement comme celui qui gravit une montagne ou qui porte un fardeau ; mais ses yeux semblaient s’élargir et se rapprocher de moi, et je me sentais mal à l’aise sous ce regard inflexible, lourd et menaçant. Par moments, ses yeux s’allumaient intérieurement d’un feu sinistre, tel que j’en avais remarqué dans l’œil d’un lévrier prêt à piller un lièvre, et, tel qu’un lévrier, mon homme s’attachait à suivre mon regard lorsque j’essayais un crochet, c’est-à-dire quand je détournais les yeux.

Je ne saurais dire combien de temps cela dura : une minute, peut-être un quart d’heure ; lui toujours me regardant fixement, moi toujours plus mal à l’aise, effrayé et pensant à mon Français. Deux ou trois fois j’essayai de me dire : Quelle bêtise, quelle comédie ! Je voulus rire, hausser les épaules… Non, ma volonté s’arrêtait comme figée, je ne trouve pas d’autre terme pour exprimer ce qui se passait en moi. Je me sentais captivé, enchaîné. Tout à coup