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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/333

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L’Abandonnée.

XXVII

Nous escortâmes le corps jusqu’au cimetière. Une quarantaine de personnes, foule mêlée et oisive, suivit le corbillard. Cette marche fatigante dura plus d’une heure. Le temps devint de plus en plus désagréable. À mi-chemin, Victor monta dans une des voitures qui nous accompagnaient ; mais M. Ratsch continua gaillardement à patauger dans la neige fondante : telle avait dû être son allure lorsque, après la scène fatale avec Siméon Matveitch, il avait ramené chez lui en triomphateur la pauvre jeune fille, rendue malheureuse par lui à tout jamais.

Les cheveux et les sourcils du vétéran étaient poudrés de neige. Parfois il semblait respirer avec peine ; mais bientôt il faisait un effort, se redressait vigoureusement, et ses joues pleines, d’un rouge brun, se tendaient de plus belle… Parfois même on aurait pu croire qu’il souriait…

« En cas de mort, la pension passe à Ivan Demïanitch, » répétai-je involontairement à part moi.

Enfin nous arrivâmes, et nous fîmes halte devant la fosse récemment creusée. La cérémonie ne fut pas longue : tout le monde souffrait du froid, tout le monde avait hâte de rentrer. On descendit le cercueil avec des cordes dans le trou béant, et on le recouvrit de terre. Là encore M. Ratsch déploya son activité. Avec quelle rapidité, quelle énergie, quel élan il jeta ses trois poignées de sable sur le cou-