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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/91

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ture, ainsi que le veut l’usage dans toute occasion solennelle, ils se tenaient immobiles comme des statues en pierre, et chaque fois que l’ispravnik poussait une exclamation dans ce genre : « Entendez-vous, diables ? Comprenez-vous, démons ? » ils faisaient tous ensemble un profond salut. Chacun de ces diables et de ces démons tenait à deux mains son bonnet sur la poitrine et ne quittait pas des yeux la fenêtre où s’entrevoyait la figure de leur maître. Les voisins, témoins assermentés, ne ressentaient guère moins de terreur. « Connaissez-vous, criait l’ispravnik, quelque empêchement qui s’opposerait à la prise de possession de ces deux uniques filles et héritières de Martin Petrovitch ? »

Tous les témoins rentrèrent leurs têtes dans leurs épaules. « En connaissez-vous, diables que vous êtes ? criait derechef l’ispravnik.

— Nous ne connaissons rien, Votre Honneur, » répondit enfin hardiment un petit vieux ratatiné, avec les moustaches et la barbe coupées. C’était un soldat en retraite. « Quel intrépide que cet Eréméitch ! » disaient plus tard les voisins en rentrant chez eux.

Malgré la prière de l’ispravnik, Kharlof refusa de se montrer avec ses filles sur le perron. « Mes sujets, dit-il, obéiront à ma volonté sans ma présence. » Un nuage de tristesse couvrait son front. Il avait pâli, et cette pâleur, cette tristesse, allaient si peu à ses traits de géant, que je me demandai si c’était là cette mélancolie dont il subissait parfois