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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/92

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les accès. Ce sentiment de surprise semblait partagé par les paysans. « Comment ? notre maître est là, vivant… et quel maître ! Martin Petrovitch…, et il ne nous possédera plus. Est-ce possible ? » Je ne sais si Kharlof se douta de ce qui se passait dans les têtes de ses serfs, ou s’il voulut montrer pour la dernière fois sa puissance : il ouvrit tout à coup le vasistas de la fenêtre, et, y passant sa large tête, il cria d’une voix de Stentor : « Obéissance ! » et referma brusquement le carreau. La stupeur des paysans n’en fut pas diminuée ; au contraire, ils semblèrent encore plus pétrifiés, et cessèrent même de regarder.

Dans le groupe des gens de service se trouvaient deux puissantes filles, dont les robes d’indienne trouées ne parvenaient pas à couvrir les énormes mollets, et un homme en caftan de serge tellement ancien que la vieillesse l’avait comme couvert de givre ; il avait été sonneur de trompe sous Potemkin. Quant au petit Cosaque Maximka, Kharlof s’en était réservé la possession. Ce groupe-là montrait plus d’animation que les paysans ; ils jetaient des regards furtifs sur leurs maîtresses actuelles. Celles-ci observaient un maintien grave, surtout Anna, dont les lèvres serrées et les yeux obstinément baissés ne promettaient rien de bon à ses nouveaux sujets. Evlampia ne remuait pas davantage. Pourtant elle se retourna une fois pour toiser d’un regard surpris son fiancé, qui avait cru devoir aussi se présenter sur le perron. « De quel droit parais-tu ici ? » semblaient dire ses