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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/99

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Kharlof ouvrit et ferma la paume de la main.

« Elles courent, madame ; et je vous dirai encore une chose : quand je commence à m’endormir, j’entends quelqu’un qui me crie là, dans ma tête : Prends garde, prends garde !

— Ce sont les nerfs », dit ma mère.

Puis elle se mit à parler des incidents de la veille.

« Oui, oui, dit Kharlof l’interrompant, il s’est passé quelque chose… de peu grave. Seulement… voici ce que j’ai encore à vous dire…, ajouta-t-il après avoir hésité un peu. Les vaines paroles de Souvenir ne m’ont pas troublé hier, ni celles de M. le procureur… Celle qui m’a troublé, c’est… »

Ici Kharlof se tut.

« Qui donc ? » demanda ma mère.

Kharlof la regarda fixement :

« Evlampia.

— Evlampia ? ta fille ! Comment cela ?

— Madame, elle était de pierre ; une vraie statue ! Elle ne sent donc rien ? Anna, sa sœur, à la bonne heure ! elle a fait tout ce qu’il fallait ; c’est une fine mouche. Mais Evlampia !… Elle a toujours été… à quoi bon cacher ma faute à présent ?… ma préférée. Comment n’a-t-elle pas eu pitié de moi ? comment ne s’est-elle pas dit : Il faut qu’il soit bien mal, qu’il ne se sente plus de ce monde, pour qu’il nous donne ainsi tout ce qu’il a ? Elle est de pierre. Pas un mot, pas un regard ; elle salue jusqu’à terre, mais sans reconnaissance.