Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/166

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Roudine était sorti. Il savait maintenant par expérience que les gens du monde ne rejettent pas celui qui leur est devenu inutile ou gênant, mais qu’ils le laissent simplement tomber de lui-même comme tombent des gants après le bal, quand ils ne sont plus retenus, ou les billets non gagnants d’une loterie. Sa malle fut bientôt faite ; il ressentait une sorte d’impatience en attendant le moment du départ. Toutes les personnes de la maison paraissaient étonnées en apprenant son brusque dessein ; les domestiques lui jetaient des regards surpris et le naïf Bassistoff ne cherchait pas à cacher sa douleur. Quant à Natalie, elle se dérobait le plus possible et évitait même les yeux de Roudine. Il avait pourtant réussi à lui glisser sa lettre dans la main.

Pendant le dîner, Daria répéta plusieurs fois à Roudine qu’elle espérait le revoir encore avant son départ pour Moscou. Mais celui-ci ne fit aucune réponse. Cette apparente politesse ne le trompait pas.

Pandalewski fut celui qui causa le plus avec lui, et Roudine éprouva plusieurs fois le désir violent de saisir à la gorge ce désagréable personnage et de souffleter son visage frais et rose. Mademoiselle Boncourt portait souvent ses yeux sur Roudine avec cette expression étrange et rusée qu’on peut quelquefois observer dans les regards des vieux chiens d’arrêt très sagaces.

— Eh ! eh ! semblait-elle se dire à part soi : voilà donc comment on te traite aujourd’hui !