Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/326

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cette route, à cheval et côte à côte, s’avançaient mon inconnue et l’homme qui m’avait dépassé la veille. Je le reconnus à ses moustaches. Ils allaient au pas, en silence, et se tenant l’un l’autre par la main. Les longs cous des chevaux s’agitaient dans un balancement gracieux. Remis de ma première frayeur (je ne puis donner un autre nom au sentiment qui s’était subitement emparé de moi), je l’observai. Qu’elle était belle ! Cette apparition radieuse venait comme par enchantement à ma rencontre au milieu d’un feuillage d’émeraude. De molles ombres, de tendres reflets glissaient sur elle, sur sa longue robe grise, sur son cou fin et légèrement incliné, sur son visage d’un pâle rosé, sur ses cheveux noirs et luisants, qui flottaient sous son petit chapeau de forme basse ; mais comment rendre l’expression de béatitude complète et passionnée jusqu’à l’extase que respiraient ses traits ? Sa tête semblait pencher sous un doux fardeau, des étincelles dorées et voluptueuses scintillaient dans ses yeux sombres, à demi recouverts par de longs cils. Ils ne posaient nulle part, ces yeux heureux, et sur eux s’affaissaient ses fins sourcils. Un sourire incertain, enfantin, le sourire d’une joie profonde, errait sur ses lèvres. On eût dit que l’excès du bonheur la fatiguait et la rendait légèrement languissante, comme une fleur en s’épanouissant fait quelquefois ployer sa tige. Ses deux mains tombaient sans force, l’une dans la main de l’homme qui l’accompagnait, l’autre sur le cou de son cheval.