Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/327

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J’eus le temps de la voir, mais je le vis aussi. C’était un homme beau et bien fait, dont le visage n’avait rien de russe. Il la regardait avec hardiesse et gaieté, et ne l’admirait pas sans un certain orgueil. Il me semblait aussi fort content de lui-même, et pas assez touché, pas assez humble… En effet, quel homme méritait un pareil dévouement ? quelle âme, même la plus belle, aurait eu le droit de donner tant de bonheur à une autre âme ?… Il faut l’avouer, j’étais jaloux…

Tous deux cependant arrivaient en face de moi. Mon chien se jeta tout à coup sur la route et se mit à aboyer. L’inconnue tressaillit, se retourna vivement et, m’ayant aperçu, donna fortement de sa houssine sur le cou du cheval. Le cheval hennit, se cabra, étendit à la fois ses deux pieds de devant et partit au galop. L’homme éperonna aussitôt sa monture, et, lorsque je sortis du bois quelques instants après, je les vis tous deux galoper à travers champs dans le lointain doré, en se balançant sur leurs selles… Ils galopaient dans une autre direction que celle de Michaïlovskoë. Je les suivis des yeux. Ils disparurent bientôt derrière la colline, après s’être nettement dessinés sur la ligne de l’horizon. J’attendis…, puis je m’en retournai lentement vers la forêt et m’assis sur la route, les yeux fermés, le front dans mes mains.

J’ai remarqué qu’après une rencontre avec des inconnus, il suffit de fermer ainsi les yeux pour que leurs traits se représentent aussitôt à notre pensée.