Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/53

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— Ah ! le voilà en fuite, s’écria Daria Michaëlowna. Ne vous inquiétez pas, Dimitri… Pardon ! continua-t-elle avec un sourire affable, comment s’appelait votre père ?

— Nicolas.

— Ne vous inquiétez pas, Dimitri Nicolaïtch, personne ne s’y est trompé ici. Il voudrait vous faire accroire qu’il ne veut plus discuter avec vous quand il sent qu’il ne le peut plus. Mais rapprochez-vous plutôt de nous pour causer…

Roudine avança son fauteuil.

— Comment ne nous sommes-nous jamais rencontrés jusqu’à présent ? continua Daria Michaëlowna. Cela m’étonne… Avez-vous lu ce livre ? C’est de Tocqueville.

Daria tendit le livre français à Roudine. Il le prit, en tourna plusieurs feuillets et le replaça sur la table en répondant qu’il n’avait pas lu précisément cet ouvrage-là, mais qu’il avait souvent réfléchi sur les questions que traitait Tocqueville. La conversation était engagée. Au commencement, Roudine semblait hésiter, ne trouvant pas les mots qui pouvaient rendre sa pensée ; mais il s’échauffa enfin et parla avec abondance. Au bout d’une heure, sa voix était la seule qu’on entendît dans le salon. Tout le monde s’était groupé autour de lui. Pigassoff seul restait dans un coin auprès de la cheminée. Roudine s’exprimait avec esprit, avec feu et bon sens ; il avait beaucoup de savoir et beaucoup de lecture. Personne ne s’était attendu