Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/148

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regarda attentivement, sans sourire, Litvinof, qui le regarda de même.

— Peut-on s’asseoir à côté de vous, dit-il enfin ?

— Asseyez-vous, faites-moi ce plaisir. Seulement je vous préviens qu’il ne faut pas vous fâcher, si vous entamez avec moi une conversation : je me sens dans les dispositions les plus misanthropiques ; tous les objets m’apparaissent d’une laideur exagérée.

— Ce n’est rien, Sozonthe Ivanovitch, répondit Litvinof en prenant place sur le banc ; cela vient même fort à propos. Mais sur quelle herbe avez-vous marché ?

— Je n’ai aucun motif de mauvaise humeur, dit Potoughine. Au contraire, je viens de lire dans le journal le projet de la réforme judiciaire en Russie, et je vois avec une sincère satisfaction que nous avons enfin du bon sens, que nous n’avons plus l’intention, sous prétexte d’indépendance, de nationalité ou d’originalité, d’accrocher une petite queue de notre cru à la pure et évidente logique européenne, mais que nous empruntons ici, sans marchander, à l’étranger ce qu’il a de bon. C’est assez d’avoir fait des concessions de ce genre lors de l’émancipation… Tirez-vous-en maintenant comme vous pourrez avec la communauté de biens que nous avons établie ! Sûrement, sûrement, je n’ai pas lieu d’être de mauvaise humeur ; mais, pour mon malheur, j’ai rencontré un diamant brut, j’ai causé avec lui, et tous ces diamants bruts, tous ces fanfarons me troubleront jusque dans la tombe !