Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/220

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quoi ne pas essayer ? Peut-être réfléchirez-vous, peut-être une de mes paroles tombera-t-elle sur votre âme, et vous ne voudrez pas la perdre, ainsi que cet être si innocent, si aimable… Ah ! ne vous irritez pas, ne frappez pas du pied. Qu’ai-je besoin d’avoir peur et de faire des cérémonies ? Ce n’est ni la jalousie ni le dépit qui parlent maintenant en moi. Je suis prêt à tomber à vos genoux à vous supplier… Du reste, adieu. Soyez sans inquiétude, tout cela demeurera entre nous. Je vous ai voulu du bien.

Potoughine s’élança dans l’allée et disparut bientôt dans l’obscurité croissante ; Litvinof ne chercha pas à le retenir.

Mon histoire est effrayante et obscure, avait dit Potoughine à Litvinof et il s’était refusé à la raconter. Disons-en deux mots.

Huit ans auparavant, son service l’avait attaché temporairement à la personne du comte Reisenbach. C’était l’été. Potoughine lui apportait des papiers à sa campagne et y passait des journées entières. Irène demeurait alors chez le comte. Elle n’était pas hautaine pour les inférieurs ; plus d’une fois la comtesse lui avait reproché sa familiarité inconvenante et moscovite. Irène devina promptement l’homme d’esprit dans ce modeste employé, emprisonné dans un frac boutonné jusqu’au menton. Souvent et volontiers elle causait avec lui, et lui s’éprit d’elle passionnément, profondément, mystérieusement. Mystérieusement ! il se l’imaginait. L’été écoulé, le comte n’eut plus besoin d’auxiliaire.