Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/52

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et intègre ; les paysans de son district le portaient aux nues, et lui-même était tout plein de respect pour sa propre personne.

Il y avait là quelques officiers profitant d’un court congé pour accourir en Europe se divertir avec quelques gens d’esprit, quand même ils seraient un peu dangereux, sans pourtant perdre un seul instant le souvenir de leur colonel et de leur avancement, et deux étudiants de Heidelberg ; l’un regardait tout avec dédain, l’autre riait convulsivement, tous deux ne semblaient pas à l’aise ; à leur suite s’était glissé un Français, p’tit jeune homme, assez misérable ; il se vantait parmi ses camarades, commis-voyageurs, d’avoir attiré l’attention de comtesses russes ; quant à lui, ce qu’il recherchait le plus était un souper gratis. Enfin apparut un nommé Titus Bindassof, en apparence bruyant convive, en réalité mauvais coucheur, terroriste en paroles, mouchard par nature, ami des marchandes russes et des lorettes parisiennes, chauve, édenté, ivrogne ; il entra rouge et débraillé, assurant qu’il avait laissé son dernier sou chez cette « canaille de Benazet, » tandis qu’il en avait rapporté seize florins. En un mot, il y avait foule. Il était vraiment curieux de voir avec quel respect on entourait Goubaref : on lui soumettait des doutes, on le priait de les résoudre, et lui, il y répondait par une espèce de mugissement, par un tournoiement d’œil, par quelques mots sans suite ni sens, qu’on attrapait au vol comme l’expression de la plus