Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/71

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inoculée, et Nicanor en a lui-même avoué la cause : il n’a pas accompli une promesse qu’il avait faite à une jeune fille ; celle-ci a prié certains individus de le rendre incapable, et, si je n’étais pas venu à son aide en cette occurrence, il aurait immanquablement péri comme un ver ; mais, confiant dans l’œil de Celui qui voit tout, je me suis porté garant de sa vie. Comment cela s’est-il fait ? c’est un mystère. Je prie Votre Noblesse de tâcher que cette jeune fille ne s’occupe plus désormais de pareilles choses : il conviendrait de la menacer, car elle pourrait encore faire des scélératesses audit Nicanor. » Litvinof se mit à rêver sur ce document, qui lui rappelait la solitude morne des steppes, l’existence sourde et sombre qu’on y mène, il lui sembla admirable de lire justement cette lettre à Baden. Cependant minuit était sonné depuis longtemps ; Litvinof se mit au lit et éteignit sa lumière ; mais il ne put s’endormir : les visages qu’il avait vus, les discussions qu’il avait entendues tournoyaient dans sa tête brûlante et obsédée. Tantôt résonnaient à son oreille les mugissements de Goubaref, et il croyait voir ses yeux de taureau avec son regard fixe et en dessous ; tout à coup ces mêmes yeux s’animaient, pétillaient, et il reconnaissait la Soukhantchikof, entendait sa voix chevrotante et murmurait involontairement après elle : « Elle a donné, elle a donné un soufflet ! » puis, c’était la figure originale de Potoughine qui se présentait devant lui, et il se rappelait pour la dixième et la vingtième fois