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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 9

notre maître, je sais quelle redevance j’ai à luipayer ; c’est un bon seigneur que le nôtre.

— Il vaut toujours mieux vivre en liberté, dis-je à demivoix. »

Il me regarda un peu de travers et marmotta : Ah ! oui.

— Eh bien, pourquoi donc ne pas s’aiïranchir ? » Khor baissa la tête et la releva en disant : ’ •· Pour s’ai’franchir il faut de l’argent, monsieur ; je n’en, ai pas.

— Allons donc, ·mon vieux !...

— Voilà Khor devenu homme libre, ajouta-t-il à demivoix et comme s’il se parlait à lui-même ; quiconque se rase le menton peut avec Khor trancher du supérieur. — Tu te raseras, et tout sera dit.

— Qu’est-ce que la barbe ? une herbe ; cela se fauche., — Eh bien donc ? ·

— Khor passera tout droit dans le corps des marchands, aux marchands il fait bon vivre, et ils ont gardé leur barbe. — Justement tu n’es pas novice en commerce, je suppose ? — Oui, un peu d’huile, un peu de cambouis.... N’ordonnez-vous pas qu’on vous attelle un chariot ? » A ce mot dit d’un ton parfaitement naturel et officieux, je pensai : Voilà un gaillard qui ne manque ni d’esprit ni de finesse. ·· Non, lui dis-je, non, il ne me faut point de chariot ; demain je chasse autour de ta closerie, et en attendant, si tu veux bien le permettre, j’irai prendre mon sommeil dans ton grenier au foin.

— Très-honorés nous sommes ; mais seras-tu a ton aise sur le foin ? Les femmes vont étendre un drap de lit et mettre un oreiller. Eh ! les babas ’ ! cria-t-il en se levant de sa place ; ici les babas ! et toi, Fédia, va avec elles ; les femmes sont une espèce si bête ! »

Un quart d’heure après, Fédia, pourvu d’une lanterne, me conduisit dans le hangar au foin ; je m’étendis avec déy I. En Russie les classes inférieures portent la barbe. 2. Femme dans la nuance méprisante de commère.