Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/262

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deux cent cinquante roubles en assignations de la banque, vous m’obligerez.

« Je vous baise les mains, et suis etc., etc., etc. »

Tatiane Borissovna envoya à son neveu les deux cent cinquante roubles demandés. Deux mois après, il renouvela sa demande ; elle eut beaucoup de peine à se procurer la somme, mais enfin elle se la procura et l’expédia. Il ne s’était pas écoulé trois semaines qu’il revint à la charge ; il devait acheter des couleurs fort chères pour un portrait que venait de lui commander la princesse Tertéréchénef. Tatiane Borissovna, cette fois, trouva le courage de dire non. « Eh bien, répondit-il, je vous annonce, chère tante, que je vais d’ici à quelques semaines partir pour me rendre chez vous, le séjour de la campagne étant nécessaire au rétablissement de ma chétive santé. » Et en effet, Andreoucha reparut vers la mi-mai à Malyia-Bryçi. (Les Petites-Solives, nom du lieu.)

Tatiane Borissovna ne reconnut pas André du premier coup-d’œil. D’après sa lettre, elle s’attendait à voir un jeune homme maigre et maladif, et elle avait devant les yeux un homme large d’épaules, de taille, de visage, à chevelure grasse et frisée. Au petit, fluet et pâle Andreoucha avait succédé le vigoureux et athlétique André Ivanovitch Béelozorof. Et ce n’étaient pas seulement les dehors qui se trouvaient changés dans M. André. La timidité, la circonspection, les soins de propreté d’autrefois avaient fait place à des airs effrontément débraillés, intolérablement négligés ; il se dandinait à droite et à gauche en marchant, se laissait tomber de tout son poids dans les fauteuils, s’abattait sur les tables comme pour les écraser, se rejetait de tout le buste en arrière comme pour les faire sauter du genou et de l’orteil ; parlait brusquement à sa tante et insolemment aux domestiques : « Ah ! c’est que je suis, voyez-vous, un artiste, moi, libre Cosaque, voilà comme nous sommes faits ! »

Il arrive que de plusieurs jours il ne touche pas son pinceau et ne songe pas à faire sa palette ; puis l’inspiration lui vient : gare, gare ! L’artiste éprouve une agitation quelque peu parente de l’ivresse causée par le vin des celliers en novembre ;