Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/313

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« À présent je me rends à Moscou, me dit-il en prenant son quatrième verre de thé ; je n’ai plus rien à faire à la campagne.

— Comment ? rien à faire !

— Rien. Tout est en désarroi dans mon bien ; les paysans sont ruinés ; il y a eu plusieurs mauvaises années de suite ; pas de récoltes et point de bonheur, que vous dirai-je ?… Mais au reste, ajouta-t-il en regardant de côté, je n’entends rien à l’économie rurale, moi.

— Un peu d’étude et de la bonne volonté…

— Non, non, je ne suis pas de l’étoffe dont se font les agriculteurs… Non, voyez-vous, poursuivit-il en penchant la tète de côté et en aspirant avec ardeur de fortes gorgées de fumée… Je sais bien que vous… en me regardant… vous pensez : En voici un… hum, hum ! Eh bien, c’est vrai, je conviens que j’ai reçu une éducation assez mesquine ; les moyens ont fait défaut. Pardon, je suis un homme tout bon, tout bête, et là-dessus, ma foi, vous… »

Il n’acheva sa phrase que par un geste de renoncement très-familier en Russie, et dont s’abstiennent les seules personnes bien élevées qui ont voyagé ou qui fréquentent habituellement les salons des trois capitales.

Je fis ce que je pus pour le convaincre qu’il se trompait sur l’opinion que j’avais prise de lui, et que j’étais fort content de cette rencontre. J’ajoutai, pour en revenir à notre thème, que, pour diriger un domaine, on n’a nul besoin d’une éducation supérieure.

« Bien, me répondit-il, j’en tombe d’accord ; mais toujours n’ai-je pas pour la chose la disposition qu’il faut avoir. Il y a tel seigneur terrien qui fait Dieu sait quelles folies ; tout lui réussit et il va de l’avant… et moi… Vous êtes, excusez mon indiscrétion, de Pîter[1] ou de Moscou ?

— J’habite Pétersbourg. »

Mon interlocuteur fit jaillir de ses narines deux longs et rapides jets de fumée, après quoi il ajouta :

« Moi, je vais à Moscou me pourvoir d’un emploi.

  1. Pîter, abrégé de Saint-Pétersbourg, très-usité en province.