Karataëf laissa échapper son verre et se prit la tête entre les deux mains. Je crois l’avoir compris.
« Mais à quoi pensé-je ? dit-il enfin. Si quelqu’un rappelle le passé, qu’il lui soit enlevé un œil. N’est-ce pas là un bon proverbe ? ajouta-t-il en riant… À votre santé, monsieur. »
Le garçon venait de le pourvoir d’un nouveau verre et de remplir les deux.
« Vous vous fixez à Moscou ? lui demandai-je ; vous avez définitivement résolu de vivre ici ?
— Je mourrai à Moscou…
— Karataëf ! cria-t-on dans la chambre voisine, Karataëf ! où es-tu ? viens ici, cher ami !
— Ils m’appellent là dedans, dit-il en se soulevant avec peine de son tabouret ; sans adieu ; venez me voir si cela vous est possible ; je demeure… »
Mais le lendemain, des circonstances imprévues m’obligèrent à partir, et depuis la séance du café, je n’ai plus revu Peotre Pétrovitch Karataëf.
Un jour, vers la mi-septembre, j’étais assis dans un bocage de bouleaux. Depuis le matin il tombait une pluie fine qui alternait avec un beau soleil ; c’était un temps fort peu sûr ; le baromètre devait marquer variable. Le ciel, tantôt se couvrait entièrement de nuages blancs sans consistance, tantôt, en quelques secondes, se dégageait par intervalles, et alors la nuée, en fuyant, mettait à découvert un azur clair et gracieux comme un beau et spirituel regard d’homme.
Des racines revêtues d’une mousse épaisse m’avaient fait un merveilleux fauteuil légèrement incliné, d’où je prenais plaisir à voir et à entendre… quoi ? direz-vous. Eh mais,