Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/100

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qui avait été jadis tuteur des frères Kirsanof. C’était également un fonctionnaire de la nouvelle école, quoiqu’il eût passé la quarantaine ; mais il se proposait de devenir un homme d’État et portait déjà deux plaques sur la poitrine. L’une était, à dire vrai, une décoration étrangère, assez peu estimée. Comme le gouverneur qu’il venait juger, il passait pour un progressiste, et, tout important qu’il était, il ressemblait peu aux autres employés de sa classe. Il avait, il est vrai, une très-haute opinion de lui-même ; sa vanité était sans limites, mais il avait des manières simples, son regard semblait vous encourager ; il écoutait avec bienveillance, et riait d’un ton si naturel, qu’on était tenté de le prendre au premier abord pour « un bon diable. » Cependant il savait fort bien user de sévérité lorsque les circonstances l’exigeaient.

« L’énergie est indispensable, disait-il, c’est la première qualité d’un homme d’État. »

Et malgré ce fier langage il était presque toujours dupe, et tout fonctionnaire un peu expérimenté le menait par le bout du nez. Matveï Ilitch faisait grand cas de M. Guizot, et s’efforçait d’insinuer à qui voulait l’entendre qu’il n’était point de ces bureaucrates attardés, amis de la routine, comme on en voit tant ; qu’aucun des grands phénomènes de la vie sociale n’échappait à ses observations… Les termes de ce genre lui étaient familiers. Il suivait même le mouvement littéraire, mais affectait de le faire avec une majestueuse condescendance, comme un homme d’un âge