Page:Tournefort Voyage Paris 1717 T2.djvu/451

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dont le fer, qui est en demi cercle, excede tant soit peu, car on ne connoit pas les éperons dans le Levant. Ma pauvre beste qui s’enfonça une seconde fois dans un trou, n’avoit que la teste hors de l’eau et ne sortit de là qu’aprés de grands efforts, pendant lesquels je faisois de tres mauvais sang. Les cris, pour ne par dire les hûrlemens de nos voituriers, augmentoient ma peur bien loin de la dissiper ; je n’entendois ni ne comprenois rien de tout ce qu’ils vouloient me dire, et mes camarades ne pouvoient pas me secourir. Mais mon heure n’étoit pas encore venuë ; le Seigneur vouloit que je revinsse herboriser en France, et j’en fus quitte pour laisser un peu secher mon habit et mes papiers que je portois dans mon sein, suivant la mode du pays, car nous avions laissé nôtre bagage à Erzeron, et nous marchions fort à la légere.

Cette lessive étoit d’autant plus incommode, que nous n’osâmes pas entrer dans le village de Chout-louc situé sur les terres des Turcs. Nos voituriers qui étoîent d’Erivan, et qui apprehendoient qu’on leur fît payer la Capitation en Turquie, quoique les Persans n’éxigent rien des Turcs qui viennent sur leurs terres ; ces voituriers, dis-je, voulurent s’arrêter sur le bord d’un ruisseau à un quart de lieuë de ce village. L’air de ce ruisseau ne m’échauffoit guerre, et contribuoit encore moins à sécher mes habits. Il fallut donc passer la nuit sans feu ni viande chaude, nous n’avions pas même du vin de reste. Pour comble de disgraces, le demi bain que j’avois pris malgré moi, m’avoit causé une indisposition qui m’obligea de me lever plus souvent que je n’aurois voulu. Nous nous serions pourtant consolez de tous ces malheurs, si un homme du pays, je ne sçai de quelle religion, ne s’étoit avisé de nous rendre une visite assez chagrinante, quelque soin que nos voituriers eussent pris pour se cacher.