Page:Tousseul - Aux hommes de bonne volonté, 1921.djvu/55

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sur les terres, se perdra sans effleurer un autre crâne ?

L’âme de ce paysage ? La Paix ? Non ! Tout à l’heure, une musique de Beethoven a éveillé en moi une bourrasque d’images et de souvenirs lointains, et je suis parti par les chemins plats, sous l’effet de l’envoûtement. Ah ! si l’on était né ici, si l’on n’avait jamais quitté la maison natale, si l’on était simple. Mais ici l’écho des remembrances étrangères est plus ample et plus sonore. La plaine vous isole comme une cellule et vous faites de vains gestes vers un seuil hospitalier ou la main caressante d’un humain. Tout est trop loin ! Il faudrait une âme neuve pour habiter ici et j’ai usé la mienne. Non, ce n’est pas la Paix qu’évoque la plaine silencieuse et vaste. Est-ce qu’un naufragé peut être tranquille ? J’ai laissé derrière moi trop d’amour, trop de souffrance, trop de lutte. Un cortège de gens aimés, d’images chères, de parfums furtifs et puissants, m’a accompagné jusqu’ici. Toute mon adolescence, toute ma jeunesse défilent, comme un fleuve tranquille ou comme une tempête, devant les yeux de mon cerveau. Je sens combien je suis déraciné, que j’ai trop vu, trop aimé, que la vie est trop compliquée, la vanité des petits gestes quotidiens des hommes. Et puis, instinctivement, mon être se tend tout entier, j’ai senti la Mort et la Vie : il faut prendre à celle-ci ce qu’elle a de bon, pour vivre vraiment.

Tout à l’heure, mon ami avait interrogé une mare. Elle était pleine d’existences, elle était à elle seule un monde, perdu dans la plaine qui n’est elle-même qu’une toute petite facette du globe, cendre de l’infini. Il y avait dans cette mare des grenouilles, des coléoptères, de minuscules monstres aquatiques qui rampaient sur le côté, qui plongeaient comme des scaphandriers, qui patinaient sur l’eau, qui nageaient