Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/344

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de Salins jusque sur les bords de la forêt de Chaux, qui lui appartient, d’y construire une nouvelle saline, et d’y employer les bois prove-

    membres de toutes les communautés, c’est détruire les ressources de toute espèce que le commerce lui-même doit désirer pour sa propre conservation. Chaque fabricant, chaque artiste, chaque ouvrier se regardera comme un être isolé, dépendant de lui seul, et libre de donner dans tous les écarts d’une imagination souvent déréglée ; toute subordination sera détruite ; il n’y aura plus ni poids ni mesure ; la soif du gain animera tous les ateliers, et comme l’honnêteté n’est pas toujours la voie la plus sûre pour arriver à la fortune, le public entier, les nationaux comme les étrangers, seront toujours la dupe des moyens secrets préparés avec art pour les aveugler et les séduire. Et ne croyez pas, sire, que notre ministère, toujours occupé du bien public, se livre en ce moment à de vaines terreurs ; les motifs les plus puissants déterminent notre réclamation, et Votre Majesté serait en droit de nous accuser un jour de prévarication si nous cherchions à les dissimuler. Le principal motif est l’intérêt du commerce en général, non-seulement dans la capitale, mais encore dans tout le royaume ; non-seulement dans la France, mais dans toute l’Europe ; disons mieux, dans le monde entier.

    « Le but qu’on a proposé à Votre Majesté est d’étendre et de multiplier le commerce en le délivrant des gênes, des entraves, des prohibitions introduites, dit-on, par le régime réglementaire. Nous osons, sire, avancer à Votre Majesté la proposition diamétralement contraire ; ce sont ces gênes, ces entraves, ces prohibitions qui font la gloire, la sûreté, l’immensité du commerce de la France C’est peu d’avancer cette proposition, nous devons la démontrer. Si l’érection de chaque métier en corps de communauté, si la création des maîtrises, l’établissement des jurandes, la gêne des règlements et l’inspection des magistrats sont autant de vices secrets qui s’opposent à la propagation du commerce, qui en resserrent toutes les branches et l’arrêtent dans ses spéculations, pourquoi le commerce de la France a-t-il toujours été si florissant ? pourquoi les nations étrangères sont-elles si jalouses de sa rapidité ? pourquoi, malgré cette jalousie, sont-elles si curieuses des ouvrages fabriqués dans le royaume ? La raison de cette préférence est sensible : nos marchandises l’ont toujours emporté sur les marchandises étrangères : tout ce qui se fabrique, surtout à Lyon et à Paris, est recherché dans l’Europe entière, pour le goût, pour la beauté, pour la finesse, pour la solidité, la correction du dessin, le fini de l’exécution, la sûreté dans les matières ; tout s’y trouve réuni, et nos arts, portés au plus haut degré de perfection, enrichissent votre capitale, dont le monde entier est devenu tributaire.

    « D’après cette vérité de fait, n’est-il pas sensible que les communautés d’arts et métiers, loin d’être nuisibles au commerce, en sont plutôt l’âme et le soutien, puisqu’elles nous assurent la préférence sur les fabriques étrangères, qui cherchent à les copier sans pouvoir les imiter ?

    « La liberté indéfinie fera bientôt évanouir cette perfection, qui est seule la cause de la préférence que nous avons obtenue ; cette foule d’artistes et d’artisans de toutes professions, dont le commerce va se trouver surchargé, loin d’augmenter nos richesses, diminuera peut-être tout à coup le tribut des deux mondes. Les nations étrangères, trompées par leurs commissionnaires, qui l’auront été eux-mêmes par les fabricants en recevant des marchandises achetées dans la capitale, n’y trouveront plus cette perfection qui fait l’objet de leurs recherches ; elles se dégoûteront de faire transporter à grand risque et grands frais des ouvrages semblables à ceux qu’elles trouveront dans le sein de leur patrie.

    « Le commerce deviendra languissant ; il retombera dans l’inertie dont Colbert, ce ministre si sage, si laborieux, si prévoyant, a eu tant de peine à le faire sortir, et la France perdra une source de richesses que ses rivaux cherchent depuis longtemps à détourner. Ils n’y réussissent que trop souvent, et déjà plus d’une fois nos voisins se sont enrichis de nos pertes. Le mal ne peut qu’augmenter encore ; les meilleurs ouvriers, fixés à Paris par la certitude du travail, par la promptitude du débit, ne tarde-