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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/663

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naissance des opérations de notre esprit et de la génération de nos idées ; la métaphysique, qui s’occupe de la nature et de l’origine des êtres, et enfin la physique proprement dite, qui observe l’action mutuelle des corps les uns sur les autres, et les causes et l’enchaînement des phénomènes sensibles. — On pourrait y ajouter l’histoire, dont la certitude ne peut jamais être aussi grande, parce que l’enchaînement des faits ne peut être aussi lié, et parce que les faits déjà passés depuis longtemps ne peuvent que difficilement être soumis à un nouvel examen. La nature se ressemblant toujours à elle-même, on peut, par des expériences, rappeler sous nos yeux les mêmes phénomènes ou en produire de nouveaux ; mais, si les premiers témoins d’un fait sont peu dignes de foi, le fait reste à jamais dans son incertitude, et ses effets précis ne nous sont jamais connus.

Je ne parle pas des sciences, comme la morale et la politique, qui dépendent de l’amour de soi réglé par la justice, laquelle n’est elle-même qu’un amour de soi très-éclairé. Ce que je dis en général sur la différence des sciences de combinaison et des sciences d’observation, doit leur être appliqué. — L’homme, dans celles-ci, ne peut se livrer à un petit nombre de principes. Il est à la fois assailli par toutes les idées, forcé de les rassembler en foule parce que tous les êtres sont liés par leur action mutuelle, et obligé en même temps d’analyser avec soin ces idées jusqu’à leurs éléments les plus simples.

La logique est fondée sur l’analyse du langage et la réduction des images des objets aux sensations simples dont elles sont composées. La métaphysique a dû se ressentir du peu de progrès de cette analyse. Avant d’avoir analysé nos sensations et pénétré leurs causes, l’uniformité réelle des substances matérielles ne nous apparaît pas. Un corps bleu et un corps rouge doivent sembler différents, et l’on n’aurait guère songé à ce qu’ils ont de conforme, si les sens n’avaient montré le corps jugé lui-même comme existant hors de nous, susceptible de diverses couleurs et paraissant sous différentes qualités sensibles. Delà la distinction de substance et de mode, mais qui n’empêcha pas de regarder d’abord les modes comme autant d’êtres existants hors de nous, quoiqu’ils ne pussent exister sans sujet. — De là les erreurs de la plupart des philosophes.

Rien de si confus chez les anciens que toutes ces idées de substance, d’essence, de matière, faute d’en avoir bien connu la génération depuis les premières idées sensibles : cependant on les employait avec toute leur ambiguïté. Combien n’a-t-il pas fallu, pour les expliquer, faire de progrès dans la physique même, dont ces erreurs retardaient la marche ! car la métaphysique et la physique ont un besoin réciproque l’une de l’autre. Combien ne fallut-il pas de temps pour découvrir que tous les phénomènes sensibles pouvaient s’expliquer par des figures et des mouvements ! Descartes est le premier qui ait bien vu cette vérité. Jusqu’à lui la physique était restée, faute de ce degré d’analyse, à peu près confondue avec la métaphysique.

Les erreurs de cette dernière tiennent à la façon dont nous recevons, par nos sensations, l’idée des êtres existants hors de nous. — Ce n’est qu’en rapportant des points colorés que nous nous formons l’idée de l’étendue visible ; c’est par l’assemblage de quelques sensations qui produisent en nous la résistance des corps au nôtre, que nous nous formons l’idée de l’étendue tangible. Ce n’est que par le raisonnement que nous nous assurons de l’existence des corps qui sont le lien et la cause commune de ses sensations ; mais l’instinct, ou, si l’on veut, la liaison des idées, née de l’expérience, a devancé le rai-