Aller au contenu

Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/674

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peintres en Grèce n’employaient que trois couleurs ; leurs tableaux pouvaient avoir de l’expression. Mais Raphaël dessinait aussi bien qu’eux, et le Guide, le Titien, Rubens, avec les mille couleurs dont ils ont chargé leur palette, sont arrivés à une vérité de nature dont les anciens ne pouvaient avoir l’idée. De même le grec et le latin, en donnant des terminaisons sonores aux racines anciennes et dures des langues asiatiques, et nos langues modernes à celles des peuples du Nord, ont facilité l’harmonie, et la multiplicité des analogies a fait naître des tours heureux qui ont donné au style du nombre et de la variété.

De là vient la beauté surtout des poésies grecques et latines qui purent, par la constitution particulière de leur analogie, garder les inversions et tirer parti de la quantité des syllabes pour former leur rhythme, tandis que presque toutes les autres nations furent réduites, pour marquer sensiblement la mesure, de recourir à la rime. La poésie, une fois portée à sa perfection dans ces langues, est devenue une véritable peinture, quoiqu’on eût pu croire au premier aspect que les langues métaphoriques de l’Orient auraient peint avec plus d’éclat et de force. Il n’en est rien : ces langues peignent aisément, mais grossièrement et mal, sans correction et sans goût.

Les sciences, qui s’exercent sur la combinaison ou la connaissance des objets, sont immenses comme la nature. Les arts, qui ne sont que des rapports à nous-mêmes, sont bornés comme nous ; en général, tous ceux qui sont faits pour plaire aux sens ont un point qu’ils ne peuvent passer, et c’est la sensibilité limitée de nos organes qui le détermine ; ils sont longtemps à l’atteindre. — Par exemple, ce n’est que dans ces derniers temps que la musique a reçu sa perfection, et peut-être même n’y est-elle pas encore. Au reste, on a tort d’écrire contre ceux qui veulent avancer plus loin : s’ils passent le but, nos sens doivent nous en avertir. La poésie donc, en tant qu’elle rend avec harmonie des images pleines de grâce, n’ira pas plus loin que Virgile. Mais, parfaite en ce point et par rapport au style, elle est susceptible d’un progrès continuel par rapport à beaucoup d’autres. Les passions ne seront pas mieux peintes, mais la variété des circonstances offrira de nouveaux effets de leurs mouvements ; l’art de combiner toutes les circonstances et de les diriger à l’intérêt ; la vraisemblance, le choix des caractères, tout ce qui tient à la composition des ouvrages, pourra se perfectionner. On acquerra par l’expérience toujours plus d’adresse. Une foule de réflexions fines apprendront la manière dont il faut s’y prendre pour plaire. On saura former des guirlandes agréables de ces fleurs que la nature a données à tous les anciens, et ne nous a pas refusées. Enfin l’imitation soutenue des grands modèles, leurs fautes mêmes, préserveront souvent leurs successeurs des chutes qui déparent quelquefois les plus sublimes écrits. Les progrès de la philosophie, ceux de toutes les connaissances physiques, et l’histoire qui amène à chaque instant de nouveaux événements sur la scène du monde, fourniront aux écrivains ces sujets neufs qui sont l’aliment du génie.

Il y a un autre principe de variation dans le goût : les mœurs influent puissamment sur le choix des idées, et dès lors il paraît que les peuples où la société a été la plus florissante, ont dû avoir un goût plus exquis. Le goût consiste à bien exprimer des idées gracieuses ou fortes. Tout ce qui n’est ni fait, ni sentiment, ni image, languit. De là en partie l’inconvénient des langues avancées et riches en idées abstraites ; il est plus facile d’y bavarder, si j’ose ainsi parler, et moins aisé d’y peindre. La réflexion guérit de ce dé-