Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/715

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cette raison que les théologiens qui donnent le plus à la liberté citent avec tant de complaisance le témoignage des Pères grecs en faveur de leurs opinions. En effet, dans les temps de tranquillité, où toutes les vues se portent presque entièrement sur la morale et sur la pratique des vertus chrétiennes, il est naturel que les personnes chargées d’instruire les peuples insistent principalement sur un dogme aussi étroitement lié à la moralité des actions humaines que l’est celui de la liberté. On connaît ce mot d’un prédicateur janséniste, qui disait qu’il s’était souvent surpris de se trouver moliniste en chaire. Peut-être que, si l’on examinait bien les conséquences rigoureuses des idées métaphysiques de Suarez et de Molina lui-même, on trouverait que dans son cabinet plus d’un docteur moliniste a pu s’étonner à son tour de se rapprocher un peu du jansénisme.

Quoi qu’il en soit, c’est quand l’attention se fixe sur la partie spéculative de la religion que les difficultés se présentent de toutes parts ; c’est alors que, dans l’embarras de concilier des opinions qu’on regarde comme des vérités également certaines, mais dont la liaison n’est point accessible à nos recherches, les esprits se partagent et se passionnent par préférence pour celles qui sont les plus analogues à leur caractère, à leur manière de voir et de sentir, pour celles surtout qui paraissent se prêter le plus aux explications systématiques qu’ils se permettent d’imaginer. Cette prédilection est combattue par une prédilection contraire, et l’on dispute comme si le point de dogme auquel chaque parti se rallie était directement attaqué par le parti contraire. Dans la chaleur du zèle qu’on met à le défendre, on en exagère l’expression, l’on affaiblit celle des vérités auxquelles s’attache l’autre parti. De là ces écarts qui, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ont altéré la pureté du dogme et ont été successivement frappés des anathèmes de l’Église. Souvent le parti qui avait fait condamner les excès de l’un, tombant dans l’excès opposé, se voyait condamné à son tour ; et, malgré ces condamnations alternatives, les deux partis toujours subsistants ne cessaient de se combattre et de reproduire de nouvelles erreurs, fort peu différentes de celles qui avaient été précédemment condamnées.

Saint Augustin, par le zèle et les lumières qu’il déploya dans ses disputes contre les pélagiens, mérita d’être appelé par excellence le docteur de la grâce, et d’être regardé par les siècles suivants comme le guide le plus sûr dans cette partie de la science de la religion. Avant de défendre la doctrine de la grâce contre Pelage et ses sectateurs, il avait combattu les erreurs des manichéens sur le libre arbitre, qui étaient toutes contraires. Par cette circonstance-là même, les théologiens des écoles opposées ont pu puiser des armes dans ses ouvrages ; mais, comme la controverse qu’il soutint contre les pélagiens fut plus longue et plus animée, le parti dont les opinions s’éloignent le plus des erreurs pélagiennes a trouvé plus de facilité à s’appuyer de son autorité, et s’est toujours particulièrement fait gloire de marcher sous la bannière de saint Augustin.

Après la condamnation de Pelage et des pélagiens mitigés, connus sous le nom de semi-pélagiens, l’ignorance et la barbarie, qui couvrirent l’Europe pendant plusieurs siècles, semblèrent amortir la curiosité humaine sur ces objets. On en disputa cependant encore dans les couvents des moines, et depuis dans les universités, lorsque les études scolastiques se ranimèrent. L’école de saint Thomas d’Aquin, qui adopta ce que la doctrine de saint Augustin avait de plus rigide, parut y ajouter quelque chose de plus encore,