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UNE VIE BIEN REMPLIE

avoir appris qu’il avait le meilleur vin ou la meilleure eau-de-vie de marc de la commune pour que, flatté, il fasse goûter les choses, et alors c’était une ribote complète ; les invités ne s’en allaient que lorsqu’ils ne tenaient plus debout, et quelque fois même après avoir fait sur la paille un somme réparateur ; en un mot cette famille était très malheureuse, par la faute de la femme principalement.

Dans les campagnes surtout, quand la femme est intelligente, son travail contribue plus que le travail de l’homme au bien-être général ; mais si par malheur, comme c’est ici le cas, la femme ne s’entend à rien, c’est à coup sûr la ruine de la maison avec tout son cortège de disputes, de malpropreté et d’abrutissements.

Ces gens-là se nourrissaient donc le plus mal possible, mais ils n’étaient pas les seuls à en souffrir ; ils avaient un jeune chien, qui passait pour le plus beau du pays ; Darche l’avait rapporté du château vers 1859 ; ses deux gamins le baptisèrent du nom de Risto, par abréviation d’Aristo, sans doute parce qu’il venait du château.

Dès que cette bête fut chez Darche, ce fut un pauvre martyr ; matin et soir, on lui jetait un petit morceau de pain noir, et c’était tout ; de plus, il était maltraité par les deux enfants sans aucune raison, mais par plaisir de s’amuser ; quelquefois il leur servait de cible pour s’exercer à lancer des pierres ou ils lui mettaient un charbon sur le dos pour le voir se rouler à terre. Un jour, ils avaient essayé de le noyer dans la rivière. Mais leur plus grande joie c’était de lui faire avaler de force de l’eau-de-vie de marc ; alors cette pauvre bête hurlait aux loups, disaient-ils, se roulait, courait et gémissait tout à la fois ; eux étaient contents, ils allaient chercher les autres enfants du hameau en leur disant : venez vite voir, notre chien est saoul ; de temps en temps, ils recevaient bien une claque d’un voisin ou d’une voisine, qui voyaient mal ces choses-là ; mais la mère ne leur disait rien, elle n’avait aucune notion du bien ou du mal, elle se contentait de dire que voulez-vous que j’y fasse, c’est le père qui le leur a apporté, c’est à eux, et puis c’est un chien ! je n’ai pas besoin de lui pour garder ma vache ; il est sale, plein de mal, il ne veut plus seulement manger son pain, il aime mieux manger les ordures de