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UNE VIE BIEN REMPLIE

rive parmi les branches mortes, ce qui fait, me dit un connaisseur, un refuge où les poissons frileux se mettent à l’abri, peut-être aussi pour se garer du vorace brochet.

Le maire du village a déjà réalisé une partie de son programme : une caisse des écoles a été fondée ; elle rend déjà des services tout comme dans les grandes villes ; à midi, on sert aux enfants une bonne soupe chaude et des légumes ; des jeux de boules ont été installés ; ils sont très fréquentés ; villageois et paysans ont besoin d’activité ; aussi, le dimanche, les joueurs sont nombreux, jeunes et vieux ; il en vient même des hameaux très reculés. En jouant, on boit du vin et on délaisse l’eau-de-vie de mare, qui cependant était la goutte favorite des campagnards ; enfin, à ce qu’il paraît, on ne s’y ennuie pas ; au contraire, le temps passe trop vite.

Le curé a demandé à faire partie d’une équipe ; seul, il s’ennuie à mourir, car il ne va plus personne à l’église.

Hier, j’ai eu la visite du père Grumet, tu sais le vieux brave homme qui nous avait invités à manger des cornichons pour déjeuner ; il m’a chargé de te donner le bonjour ; c’est surprenant comme il raisonne juste pour un homme qui ne sait pas lire, vit comme un loup seul dans sa petite maison isolée. Il me disait :

« Monsieur Cadoret, croyez-vous qu’on aura la guerre avec l’Allemagne, comme on en parle ? C’est que, voyez-vous, la guerre serait la ruine pour tout le monde ; on enverrait des jeunes gens et aussi des hommes mariés à la boucherie ; on réquisitionnerait tout : bêtes et gens ; il ne resterait plus que les femmes, les enfants et les vieux comme moi, bons à rien. Qui est-ce qui cultiverait alors ?

« Il y a encore autre chose. Ainsi les deux moulins du pays, qui tournaient depuis plus de cent ans, ont cessé de moudre faute de blé ; il est passé des commissionnaires qui en ont tant acheté qu’il n’en reste pas cinquante sacs dans la commune ; ce blé vendu s’en va on ne sait où, dans les grands moulins ; notez qu’aujourd’hui, que presque plus personne ne fait son pain soi-même, on laisse tomber en ruines les fours qui faisaient partie intégrante de toutes les vieilles maisons, et l’on n’en fait plus dans les neuves ; tout le monde se fournit chez le boulanger, qui va porter le pain tous les deux ou trois jours au fond des hameaux.

« Alors voyez ce qui arriverait avec la guerre : chemins de fer et voitures, tout serait réquisitionné pour l’armée ; on ne conduirait plus comme maintenant de la farine chaque semaine au boulanger ; les campagnards n’ayant plus de blé, et même ceux