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UNE VIE BIEN REMPLIE

J’avais lu dans l’histoire de France que, sous les rois, le peuple avait toujours pâti ; que notamment sous les règnes de Saint-Louis, François Ier, Louis XIV, il mourait littéralement de faim dans les campagnes, je ne pouvais pas me figurer comment l’exploité avait pu produire autant de richesses. Ce n’est que plus tard que j’ai compris et retenu ces paroles : Que la richesse des rois était faite de la misère du peuple !

Cet hiver là, un dimanche, j’allai me promener à pied dans la forêt ; il y avait encore de la neige dans les creux, aux pieds des arbres, et un peu aussi sur les sapins ; ce fut pour moi, pendant trois heures, un enchantement, surtout quand je vis les gorges de Franchard ; on voit de jolis coups d’œil en Suisse, mais rien n’est plus enchanteur que Franchard.

Un autre dimanche que j’allais voir un camarade à Héricy, un patron m’engagea à venir travailler chez lui ; il me tutoya de suite, me disant qu’il me portait un intérêt paternel, qu’il m’apprendrait la carrosserie. Confiant dans ses bonnes paroles, je vins travailler chez lui ; j’y restai quatre mois, sans repos des dimanches ; il ne me fit jamais travailler à la garniture des voitures, d’abord pour la bonne raison que dans le pays, on ne faisait que des réparations de peu d’importance, tout ce travail se faisait à Paris ; il me paya 3 franes par mois, juste de quoi payer mon blanchissage et danser une ou deux danses le dimanche. Patron et patronne étaient des gens sans scrupule ni loyauté.

Avant de quitter ce pays, je voulus me payer le théâtre ; un dimanche, après dîner, je partis pour Fontainebleau, 12 kilomètres aller et retour ; je revins à une heure du matin par les bois et les champs ; c’était payer bien cher ce que j’y ai vu ; perché au paradis, je vis jouer une comédie-vaudeville appelée : Faute de s’entendre. J’ai cru comprendre, parce que je n’entendais pas les paroles, que deux jeunes amoureux ne se comprenaient pas et qu’enfin ils finirent par s’embrasser ; mais ce qui me frappa le plus, c’est de voir qu’ils mangeaient des crevettes ; un voisin voulut bien me rapporter le nom que je n’avais pas entendu ; en rentrant, je cherchai le mot sur le dictionnaire, et je sus ce que c’était que des crevettes. Cela m’avait d’autant plus intrigué que ma patronne traitait sa voisine de grande